dimanche 19 mai 2024

LE BEST-OF DANS LA SCIURE

MARDI : c’est quasiment une pièce de collection, le premier album de Charlélie Couture « Douze chansons dans la sciure » (joli titre !), dont certaines seront réenregistrées sur d’autres galettes, servira de fondation aux suivants, et ouvrira les portes des maisons de disques à l’artiste protéiforme nancéien. 

MERCREDI : Bruno est apparu dans un superbe moule-burnes en lycra, non pour rendre hommage à Véronique et Davina, mais pour évoquer Stretch, quatuor anglais donnant dans le boogie rock, qui malgré ce brillant « You can’t beat your brain for entertainment » n’a pas réussi à percer.   

JEUDI : du jazz avec Benjamin, qui nous a emmenés loin des boites de Harlem, jusqu’en Argentine, avec l’album « Fenix » du saxophoniste Gato Barbieri, en rappelant que le jazz est une musique de voyageurs fiers de leurs racines, de leurs influences, comme celle de son acolyte Pharoah Sanders.

VENDREDI : Luc a revu pour nous « Les Moissons du ciel », dans sa version restaurée, donc encore plus beau, puisque ce chef d’œuvre de Terrence Malick est souvent considéré comme un des films les plus esthétiquement grandioses. Cela se confirme, c’est un poème visuel qui n’a pas pris une ride.  

Et un clap de fin (ça devait arriver, à son âge canonique, une vie aussi longue que ses films étaient courts !) pour Roger Corman, producteur et réalisateur américain qui a tout juste bouleversé le paysage hollywoodien, honoré comme il se doit à Cannes l'année dernière par un Tarantino les larmes aux yeux, c’est un (très) grand homme qui vient de nous quitter...

... et Claude nous en reparlera dès demain.

👉 Avec aussi George Harrison, Johannes Brahms, Quentin Dupieux…   



samedi 18 mai 2024

THE WICKER MAN (1973) de Robin Hardy, par Luc B.





Z’avez vu, à la rubrique « cinéma » il y a un libellé « inclassable ». Destiné à répertorier des films dont il est difficile, ou délicat, de définir le genre. THE WICKER MAN ira donc rejoindre les films dits inclassables. Est-ce un thriller, un film d’horreur, une comédie musicale, un pamphlet anti-religieux ? C’est tout cela à la fois, et surtout, un film culte, un ovni, une chose étrange et déroutante.


Réalisé par Robin Hardy en 1973, produit par la firme Hammer Films, ce film met en scène l’officier de police britannique Neil Howie, qui débarque sur l’île écossaise de Summerisle, bien décidé à élucider la disparition d’une jeune fille, Rowan. Fort de l’autorité de sa fonction, il se heurtera pourtant à l’opposition d’une communauté aux mœurs païennes, d’autant plus condamnables, que Howie affiche sa foi chrétienne en guise de badge.


La première scène nous montre Howie qui arrive dans son petit hydravion, et demande à ce qu’on lui approche un canot, pour accoster. La caméra le cadre d’assez près. Sur le port, cette fois filmé de loin, trois habitants goguenards lui refusent le droit de débarquer, sans l’aval de sa seigneurie. Propriété privée. Howie parle dans un mégaphone, les habitants non. On ne les entend à peine, on ne les comprend à peine. Et voilà un officier de police en mission, qui, dès la première minute,est mis en difficulté, l'air ridicule sur son petit avion, sa saccoche sous le bras, représentant la loi, et ne pouvant rien faire, à la merci de ceux qu'il est censé contraindre. Et le spectateur ressent déjà un trouble, une impression diffuse, une opposition entre deux mondes, et le sentiment que tout ceci n'est pas... normal. Howie parviendra à mettre pied à terre, et montrera une photo de la jeune fille disparue aux habitants, qui se pressent pour voir de plus près ce curieux visiteur. Evidemment, personne ne reconnait Rowan. Evidemment, le policier n’en croit pas un mot. Evidemment le spectateur ne sait pas quoi penser, surtout quand la mère de Rowan, postière sur l’île, offrant thé et gâteaux secs à Howie, nie avoir une fille de cet âge. Même incompréhension auprès de la maîtresse d’école, qui distille aux élèves des cours de sorcellerie. Rowan est pourtant inscrite sur les registres scolaires. Et un bureau reste bizarrement vacant dans la salle de classe. Howie décide de visiter l’île de Summerisle, et découvre que les habitants ont des us bien particulières : partouze en plein air, processions païennes dont les habitants portent des masques d’animaux, cours d’éducation sexuelle, hôtel miteux où la fille du patron s’exhibe nue, comme en transe, pédophilie… Howie poursuit son enquête chez le seigneur local, lord Summerisle, homme affable, adepte de sacrifices à Dame Nature, et de réincarnation.



Edward Woodward (l'officier Howie)

On touche ici au cœur du film, parabole sur les religions. Howie est un chrétien fervent, qui enquête chez les païens. Le scénario se plait à opposer les deux rites, et au final, à les renvoyer chacun dos à dos. Ce qui se passe sur cette île heurte la sensibilité de Howie en tant que policier (disparition, meurtre, séquestration) mais aussi de croyant. Pour les habitants, la jeune Rowan fait partie d’un rituel sacré. Et Howie ne le comprend pas tout de suite, trop formaté par sa pensée de chrétien. Ne songez pas une seconde que je vous livre ici la clé du film... Comme dirait le poète Fox Mulder dans son recueil "Ma vie, mes dossiers, mes soucoupes", la vérité est ailleurs... Ha ! ha ! Ha ! Ha !

Neil Howie ne voit pas, ou ne veut pas voir, ce qui l’entoure. Il ne voit pas les épreuves, les tentations qu’on lui adresse (le film est aussi une parabole biblique) : la danse érotique de la fille de l’hôtelier, mais pire encore cette proposition d’initier sexuellement un adolescent. La démarche de Howie n’est plus qu’une simple enquête de police, mais un parcours semé de pièges, un voyage vers la folie, dont il est lui-même, à ses dépens, la victime autant que l’instrument. Howie s’est forgé une mission : non plus retrouver la jeune fille vivante, qu’il pense avoir été sacrifiée, mais retrouver son corps, et lui donner une sépulture digne du dogme chrétien. L’enquête administrative cède le pas à la mission de droit divin.

Christopher Lee harangue les foules.


Ce qui rend cette aventure encore plus étrange, c’est son traitement à l’écran. Robin Hardy aurait pu tourner film d’horreur, comme la Hammer en produisait à la chaîne. La Hammer, qui dans les années 50 et 60 dominait le cinéma d’épouvante, au style gothique et flamboyant. En 1973, la firme décline, et les responsables laissent plus de champ aux réalisateurs pour s’émanciper du style maison. Hardy choisit de filmer en plein jour, sans sophistication de forme, ni de décor, il évite tout effet horrifique, aucune goutte de sang, et privilégie l’étrange. Trognes des vieux habitants tapis aux fenêtres, blondes angéliques, chansons, processions sur fond de musique folk et psychédélique (signée Paul Giovanni) renvoyant à l’idéologie hippie où les tabous sexuels étaient bannis. Le film donne l'impression au spectateur (et surtout à l'enquêteur) d'être en plein trip, ou en plein cauchemar. Le film fleure bon le parfum de cette époque, aux relents psychédéliques, avec effets de zoom (pas trop) et renvoie par moment au cinéma de Pasolini, comme LES CONTES DE CANTERBURY. Un film daté, oui, au sens où il se rapporte à une époque précise et identifiable, mais pas vieilli. Car c’est un film qui ose aller très loin, sans se soucier du ridicule qu’il peut, à première vue, suggérer. Et la progression dramatique est fort bien menée, le suspens entretenu. La scène finale est grandiose.

Britt Ekland (ex James Bond's girl), en journée, avec son gentil papa hôtelier...











... et la même, vue de dos, la nuit. C'est intéressant aussi, une photo de dos.



Les acteurs sont formidables, à commencer par l’immense Christopher Lee (le lord), star de la Hammer avec Peter Cushing, qui multiplia les interprétations de Dracula, et que la jeune génération redécouvre au travers de ses rôles dans LE SEIGNEUR DES ANNEAUX, ou STAR WARS. Il faut avoir vu Christopher Lee en robe et perruque noire lors de la procession finale pour y croire ! Une sorte d'Ozzy Osbourne en pleine acid-party ! Face à lui, droit dans ses bottes et ses principes, Edward Woodmard, excellent, accent british pur jus, bon acteur qui travaille toujours régulièrement pour le cinéma ou la télévision.

A l’instar de ORANGE MECANIQUE, coupable selon les autorités d’avoir provoqué une flambée de violence à sa sortie sur les écrans, THE WICKER MAN relança la mode des cultes païens chez les grands bretons. Le film a été remonté trois fois, dans différentes versions, notamment pour sa distribution aux Etats Unis… Y’a des coups de pieds occultes qui se perdent… Un remake américain inutile et raté est sorti en 2006 avec Nicolas Cage. Et on annonce la sortie d’un remake/suite, du même Robin Hardy. Le film a inspiré une chanson éponyme de IRON MAIDEN.












THE WICKER MAN (1973) réalisé par Robin Hardy
scénario de Antony Shaffer
produit par Peter Snell, pour Hammer Films
musique de Paul Giovani et Gary Carpenter
avec Edward Woodward, Christopher Lee, Ingrid Pitt, Britt Ekland, Linsday Kemp...

1h40 - couleur - 1:1.85

vendredi 17 mai 2024

LES MOISSONS DU CIEL de Terrence Malick (1978) par Luc B.

 

LES MOISSONS DU CIEL est un film iconique à plus d’un titre. Considéré comme un des plus beaux films jamais réalisés. Beau au sens : esthétique - mais pas que. Depuis les années 70’s, on cite souvent BARRY LYNDON de Kubrick (1975, le must), TESS de Polanski (1979), LA PORTE DU PARADIS de Michael Cimino (1980) comme sommets insurpassables. DAYS OF HEAVEN (en VO) mérite largement une place sur le podium, et on reparlera de son directeur photo Nestor Almendros.

[Richard Gere et Terrence Malick] Iconique car Malick (ça rime) le cinéaste américain le plus discret à l’ouest du Pecos. Jusqu'à il y a quelques années, il n'y avait de lui que trois malheureuses photos floues sur Google, une présence fantomatique qui renforçait le mythe. Terrence Malick est une tête, un janséniste qu'on n'imagine pas raconter des blagues de curés à l'apéro, docteur en philosophie avant de plonger dans le bain du cinéma. Il débute quand s'éteignent les derniers feux du Nouvel Hollywood, avec le superbe et âpre BADLANDS en 1973. 

Si j'osais une comparaison (et j'ose) je dirais que Malick est au Nouvel Hollywood ce que Claude Lelouch est à la Nouvelle Vague, un dissident, un mec qui ne rentre pas dans le moule. Ils ont aussi en commun l'improvisation et le plan séquence, mais la comparaison s'arrête là !

LES MOISSONS DU CIEL (prix de la mise en scène à Cannes) sort 5 ans après BADLANDS (le titre d'un fameux album de Springsteen, pas un hasard), et puis plus rien pendant 20 ans, jusqu’à LA LIGNE ROUGE en 1998. Puis rien pendant 7 ans… puis 6 ans… Et paf, depuis 2011, Malick se met à tourner coup sur coup des films expérimentaux que personne ne va voir, ce qui n'empêche pas le gratin hollywoodien de ramper à ses pieds pour être au casting, quitte à être coupé au montage. Visez le générique de LA LIGNE ROUGE, tout le monde voulait en être, c'est dire l'aura de ce metteur en scène après la sortie des MOISSONS.

Ce grand mystique devant l’Éternel a tourné un film sur Jésus il y a 4 ans, il est toujours en montage… On a parfois comparé Malick et Kubrick (ça rime, bis) parce que les deux exècrent le système hollywoodien, travaillent comme des artisans en marge des studios, imposent leur tempo, cultivent le secret, ignorent les interviews promos et les galas mondains. Vous pensez bien que Malick n'est pas venu s'encanailler sur la Croisette avec les bimbos de l'Oréal pour fêter sa Palme d’Or décernée à THE TREE OF LIFE en 2011, pensum ésotérico-imbitable mais d’une beauté confondante, Jessica Chastain n'y étant pas pour rien.

La comparaison avec l'autre ick s’arrête là, car thématiques (ça rime) et styles de mise en scène sont aux antipodes.     

L’action des MOISSONS DU CIEL commence en 1916. Bill (Richard Gere) travaille dans une usine métallurgique à Chicago, il jette des pelletées de charbon dans un four. Images très impressionnantes, au plus près de la fournaise, Malick arrive à nous faire ressentir la chaleur étouffante de l'acier en fusion. Bill s’embrouille avec son contremaître, quitte son boulot et Chicago, en compagnie d’Abby (Brooke Adams). On ne saura pas exactement pourquoi, le bruit de l'usine étouffe les dialogues. Une caractéristique du film. Les dialogues sont secondaires, Malick, comme ses personnages, sont des taiseux. Le peu d'informations est donnée en voix-off.

Celle de Linda, la narratrice du film, une ado. Elle nous dit être la petite sœur de Bill et de Abby. Doit-on la croire ? Car le film est mystérieux, n’assène aucune vérité, laisse le spectateur combler les vides. Bill, Abby et Linda forment un trio de marginaux, comme les héros de BADLANDS. La fratrie rejoint des saisonniers venus faire les moissons au Texas, sur la propriété de Chuck.  

Abby présente Bill comme son frère, mais ça jase parmi les ouvriers, on les surprend à se peloter, se bécoter en douce. L’ambiguïté du film vient aussi de cette troublante relation, à priori incestueuse. Un jeu pervers, en présentant Abby comme sa sœur, Bill n'empêche pas les autres hommes de la désirer.

A l'écran, deux univers visuels et sonores s’opposent. Celui de Bill, plein de bruits industriels, la verticalité de la ville trépidante, le train bondé d'ouvriers. Et celui de Chuck, le patron céréalier (joué par Sam Shepard), qui vit seul dans une grande maison comme posée-là, sur une nature horizontale envahie de silence, champs de blés à perte de vue. La maison est une maquette grandeur nature en contre-plaqué, construite pour les plans extérieurs du film. 

Chuck n’est pas insensible à la beauté sauvage d'Amy. Comme on le comprend, Brooke Adams est magnétique. A la fin de la saison, Chuck propose à Amy (donc au trio) de rester vivre avec lui. Ainsi né un drôle de ménage, au milieu de nulle part, mais les histoires d'amour (à trois) finissent mal, en général...

Terrence Malick dépeint le travail des moissonneurs comme un documentariste. Il filme en plans rapides les gestes, les premiers engins à vapeur, les courroies, les moteurs. Il filme l’industrialisation qu’il oppose à la nature : images de motos, avions, tracteurs, moissonneuses, voitures, et ces plans d’animaux, perdrix, grillons, lapins. Une caractéristique du cinéaste. Il fera la même chose dans LA LIGNE ROUGE, le mec est capable de partir griller des kilomètres de pellicules pour filmer des lézards ou des papillons pendant que les acteurs poireautent aux frais des studios.

Autre lubie, Malick ne filme pas n’importe quand. Pour LES MOISSONS DU CIEL ce sera à la tombée du jour, au crépuscule, une fenêtre de tir réduite à 20 ou 30 minutes pour capter la lumière rasante du soleil. Le seul moyen de raccorder les plans était donc de tourner tous les jours à la même heure (comme Polanski sur TESS). Le résultat est prodigieux, le directeur photo Nestor Almendros a capté des nuances de lumière rarement vues. Un ponte dans son domaine le Nestor, proche de la Nouvelle Vague, qui a travaillé avec Truffaut, Rivette, Rohmer, mais aussi Mike Nichols, Pakula… Le seul Oscar du film est celui de la photographie. Ironie du sort, Almendros a dû quitter le tournage pour des soucis de santé, un détail... il perdait la vue.

A l’instar de BARRY LYNDON et de son chef op’ John Alcott, LES MOISSONS DU CIEL est filmé en lumière naturelle*, y compris les scènes d’intérieur. Pour la raison toute bête qu'à l'époque, dans la maison de Chuck, il n’y a pas l’électricité. Ce qui signifie qu’il n’y a pas de spots dirigés vers les acteurs pour les mettre en valeur, lisser leurs meilleurs profils, tant pis pour l’égo. Tout ce qu'on voit à l'écran a été capté par la caméra.  

Le cinéma de Malick n’est pas psychologique, le réalisateur donne très peu d’éléments pour appréhender les personnages. Les photos noir et blanc du générique, des quartiers pauvres, ouvriers, ne donnent qu’un contexte sociologique. Ce n’est pas non plus un film politique, comme pouvait l’être LES RAISINS DE LA COLÈRE de John Ford, qui mettait aussi en scène des saisonniers qui bourlinguaient de jobs en petits boulots.

Omniprésence de la nature, de la lumière (lumière divine, au sens propre comme au figuré) sont deux marqueurs du style Malick. Il y a aussi la science du montage. Malick tourne en très longs plans séquence, souvent en caméra-épaule, laissant les acteurs improviser sur une trame, plans qui seront ensuite morcelés au montage. Il n’en garde que ce qui fait sens : un regard, un geste, des instants fugaces, insolites. Les dialogues ne se pas forcément montés sur les images, ils se confondent à une voix-off, alors que le personnage est filmé au loin, ou de dos. Parce que le réalisateur a assemblé une phrase et une image issus de prises différentes. Il faut être attentif pour capter ce que dit un médecin à Chuck en sortant de sa maison : « six mois, un an… » faisant allusion à la maladie incurable de Chuck, et du reste de son temps à vivre.   

Malick alterne les focales courtes (qu’il utilisera presque systématiquement ensuite, la profondeur de champ) et les focales longues, les très gros plans de bestioles, de visages, de bulbes qui poussent (en accéléré), en opposition aux immenses plans d’ensemble sur les paysages grandioses, images magnifiquement composées, sur fond de ciel ténébreux, qui renvoient à John Ford. Quand certains autres mouvements de caméra à la grue - les saisonniers amassés sur le toit du train - rappellent l’élégance et le lyrisme de Sergio Leone ou de Cimino

Il y a une grande liberté stylistique dans les films de Malick, qui peut déconcerter. Il travaille en collage. Il amasse des kilomètres d’images, à priori sans rapport avec l’intrigue (ce qui irrite les comédiens, Richard Gere très enthousiaste à l’idée de tourner avec lui a vite déchanté) ce n’est qu’au montage qu’il créé son film, préférant souvent garder des plans vides que des performances d’acteurs.

Le grand moment, absolument inoubliable, est l’invasion des sauterelles. On en voyait un peu au début, filmées en très gros plans sur les épis de blés. Puis d'autres apparaissent dans la maison, grignotant des légumes dans la cuisine. Et d'un coup, ce sont des nuées entières, des nuages d'insectes qui envahissent l’écran, dévastent les champs, sèment la panique. Des nuisibles qu’il faut enfumer, quitte à cramer le champ entier. Séquence incroyable, filmée de nuit à la lueur des torches.

Et qui renvoie aux dix plaies d’Egypte, (z'avez lu la Bible ? ou vu LES DIX COMMANDEMENTS de Cécil Billet de Mille ?), ce châtiment de Dieu pour punir le peuple du Nil oppresseur des hébreux. Terrence Malick est un fervent chrétien, mystique, son cinéma est rempli de symboles bibliques. Voyez ce plan sur un verre à pieds tombé au fond de la rivière, comme un calice abandonné.

Autre image qui imprime la rétine, celle des deux avions qui surgissent au dessus de la propriété de Chuck, avec à leurs bords une troupe de saltimbanques qui égayera les soirées. On boit, on danse, on rit, on se projette un film. Pas n'importe lequel : « L’Émigrant » de Chaplin. Malick est fils d'immigrés syriens. Les avions, le cinéma, plus tard le side-car (rouge) : les temps modernes s'invitent chez Chuck, sans qu'il puisse rien y faire. 

Il y a ce plan sublime de Bill et Amy qu'on devine s'embrasser derrière la moustiquaire du kiosque balayée par la brise du soir. Autre grand moment de mise en scène, de montage, quand Bill est poursuivi par des flics le long de la rivière, rampant dans les roseaux, avec ce dernier regard qui renvoie au BONNIE AND CLYDE d'Arthur Penn. Mais n’en disons pas trop…   

Qui dit film merveilleux, dit musique ad-hoc. Le thème « Carnaval des animaux » de Camille Saint-Saëns résonne par trois fois dans le film, dont la musique additionnelle est signée Ennio Morricone. Le compositeur italien s’amuse à déconstruire le thème de Saint-Saëns (« Aquarium » la bande-son cristalline des montées des marches à Cannes) en inversant les accords. Le trio d’acteurs est formidable, le jeune Richard Gere imprime déjà la pellicule, Sam Shepard domine par sa classe absolue, et la lumineuse Brooke Adams, comédienne rare, qu’on avait vue dans GATSBY LE MAGNIFIQUE, L’INVASION DES PROFANATEURS (le remake de Kaufman), DEAD ZONE de Cronenberg.

LES MOISSONS DU CIEL, que j’ai eu le bonheur d’aller revoir au cinéma dans une version restaurée, supervisée par Malick himself, fait honneur à ce qu’on appelle le grand cinéma, un poème visuel d'une profondeur et d'une splendeur plastique confondante.

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* Tourner en lumière naturelle : utiliser uniquement le soleil comme source d'éclairage, ou n'utiliser que ce qui existait à l'époque où se déroule un film (la fameuse scène à la bougie de BARRY LYNDON), sans ajout de spots. Soit récréer la lumière naturelle du soleil (intensité, direction) lorsqu'on tourne en studio, sans tricherie ni artifice.

couleur  - 1h35 – format 1:1.85    

 

jeudi 16 mai 2024

GATO BARBIERI "Fenix" (1971) par Benjamin

 

Le jazz n’est pas la propriété d’une nation ou d’un peuple, son swing ne connaît ni patrie ni frontière. Tout art, lorsqu’il arrive au zénith de sa gloire, finit par trouver d’autres inspirations loin de sa terre. A ses débuts, le jazz fut surtout l’expression bouleversante de l’inventivité rythmique et mélodique de l’Amérique. Mais le nouveau continent n’est pas le seul qui puisse offrir les tempos fiévreux dont se nourrit la fougue jazzistique. Terre de drames et de violence, soumise par des dictatures cruelles puis portée par l’espoir de grandes libérations, l’Amérique du sud contenait assez de lyrisme pour inspirer des générations de musiciens.

C’est ainsi que l’Argentine devint la nouvelle capitale de cette migration du jazz, grâce aux expérimentations de Gato Barbieri. Comme tout parcours révolutionnaire commence dans les bras chaleureux de la tradition, le saxophoniste découvrit sa vocation à l’écoute d’un disque de Charlie Parker. Pour ce fils de charpentier, cette virtuosité fut comme la découverte d’un monde plein de possibilités insoupçonnées. Suivant l’exemple de celui que l’on surnommait Bird, il se mit au saxophone alto puis ténor, avant de faire ses armes dans quelques orchestres argentins. Si le jazz n’a pas de patrie définie, il n’en est pas de même de ses jazzmen, dont la musique est marquée par la culture de leurs terres natales.

Tout comme le style de Hugo ou Dostoïevski n’aurait pas été le même si ils étaient nés ailleurs, le swing de Gato Barbieri fut vite imbibé des rythmes dansants des musiques traditionnelles du sud-américain. La partie la plus mélodique et aventureuse du jazz vit vite dans sa singularité dansante une opportunité de repousser les limites de la tradition. Amateur de grandes fresques inspirées des compositeurs occidentaux, Carla Bley l’engagea dans l’orchestre de son grand opéra jazz « Escalator over the hill ». Ayant lui aussi pris goût aux grandes fresques musicales en rejoignant Keith Jarrett, Charlie Haden récupéra ensuite l’argentin dans son Libération music orchestra, dont la musique fut basée sur un mélange subtil entre la liberté du jazz américain et le raffinement des orchestres européens.

Dans les faits, si le militantisme de certains journalistes imposa une vision homogène du jazz en en faisant le cri de révolte des noirs américains, la réalité fut plus nuancée. Le jazz des premières heures fut nourri des sonorités cajuns des fanfares blanches, des musiciens tels que Monk ou Bud Powell étaient capables de jouer les grandes suites de Mozart et Beethoven, alors que Miles fit de la rigueur occidentale la source de sa révolution cool et de son virage modale.

Le jazz fut toujours l’union de l’inné et de l’artificiel, de la culture natale et de celle dont les musiciens voulurent nourrir leur œuvre. Coltrane s’offrit les talents de compositeur de Dolphy pour créer ses « Brass » africaines, Mingus réchauffa son swing furieux sous le soleil hispanique, Pharoah Sanders plongea sa révolte mystique dans le somptueux palais de l’Alhambra. La carrière de chef d’orchestre de Gato Barbieri s’inscrit dans cette tradition exotique. L’homme ne venait pas des mêmes terres que ses premiers modèles, son amour du bop et des grands musiciens américains relevait plus d’une démarche cérébrale que sentimentale. Alors il vint se ressourcer en s’abreuvant des rythmes virevoltant de son pays.

[Lonnie Smith, claviers =>]  Le projet du saxophoniste fut alors clair, faire la jonction entre sa tradition argentine et le jazz. Pour forger son art, il voyagea d’abord en Europe, histoire de s’éloigner du chemin de ses maîtres pour trouver sa propre voie. Mais, comme tous les chemins mènent à Rome, tout parcours de jazzman passe par New York. Terre du swing dans les années 20, avant de devenir le temple du bop, la grosse pomme est devenue le berceau du free depuis que Mingus vint y annoncer son extrémisme expérimental. Dans cette ville historique, Gato Barbieri effectue un travail de réinvention de la tradition qui ne trouve d’écho que chez le free bopper Archie Shepp.

Comme l’auteur de l’immense « Yasmina a black women », Gato Barbieri trouva un fragile équilibre entre colère et grâce, liberté et discipline. Sorti en 1971 « Fenix » est le représentant le plus éblouissant de cette sagesse libertaire. Soucieux de ne pas briser la douceur mystique du clavier de Lonnie Liston Smith, Barbieri mit le feu aux poudres sans brûler les parois dorées bâties par ses salsas folles, inventant ainsi un free jazz se trémoussant comme un mariachi en pleine danse mystico sensuelle. C’est que le claviériste Lonnie Smith n’est pas n’importe qui, il s’est élevé avec Pharoah Sanders au sommet du « Karma » free. De son alliance avec Gato Barbieri naquit une musique unique, transe aux rythmiques folles nourrie par la douceur du passé et la violence moderne, le sérieux bop et les délires free.

« Fenix » rappelle que le jazz n’est ni un vagabond apatride ni le bras armé d’une seule cause sacrée. C’est une musique de voyageurs fiers de leurs racines, le symbole d’un patriotisme glorieux et conquérant. « Fenix » est également le chef d’œuvre d’un musicien affirmant que la misère et l’oppression ne se limitent pas aux paysages sordides des ghettos américains. Cette fièvre mystico lyrique est nourrie par les souffrances et espoirs de ce qu’il appela son « Third world ». Quelques années plus tard, Gato Barbieri conquit un nouveau public en enregistrant la BO du « Dernier tango à Paris », qui permit à Brando de provoquer une dernière fois la puritaine Amérique. Mais ce Barbieri-là avait déjà rangé son costume de mariachi free pour jouer tranquillement une musique plus douce, plus mélodieuse et banale.

Reste donc aujourd’hui ce « Fenix » qui le vit passer de la douceur d’un Coltrane période « My favourite thing » à la violence du Ornette Coleman de free jazz, de la classe rigoureuse d’un Miles Davis à la fièvre possédée d’un Pharoah Sanders. Ces tangos hypnotiques sont comme la cendre à partir de laquelle la beauté unique du jazz put renaître.