C’est le genre de film qu’on n’oublie pas une fois l’avoir vu. Un film associé pour la postérité à son réalisateur Tod Browning (1880 - 1962) alors qu’il en avait réalisé une cinquantaine avant celui-ci, et dont il aura du mal à se remettre. FREAKS doit aussi beaucoup à son producteur Irvin Thalberg, un homme de goût, de poigne, prodige disparu à l'âge de 36 ans, qui a toujours soutenu le projet. On raconte que Thalberg a censuré le montage original, passant de 90 à 65 minutes après une projection-test désastreuse. Désastreuse, elle l'a été ! Mais les notes de production, le scénario et le découpage confirment que si quelques plans ont été coupés ici ou là, si un épilogue heureux a été ajouté (sans pour autant édulcorer l’intrigue), le film est conforme aux vœux de son réalisateur.
[Tod Browning, entouré de ses freaks] Pour comprendre comment un tel film a vu le jour, il faut remonter à la fin des années 20. Euh... pas celles où Macron était déjà président, les autres, un siècle plus tôt. Et l’émergence d’un genre qui remporte un franc succès auprès du public qui aime à se faire peur : le film d’épouvante, trusté par le studio Universal. Tod Browning en est un des spécialistes, il réalise une poignée de films avec son acteur fétiche Lon Chaney, surnommé l’homme aux mille visages, pour ses prouesses de transformations physiques. C'est lui qui signe le grand succès DRACULA (1930, avec Bela Lugosi), et l’année suivante, le studio produit FRANKENSTEIN (James Whale, 1931).
Irvin Thalberg, qui bosse à la MGM, ne veut pas laisser le filon du film d’épouvante à la concurrence. Il demande au scénariste Willis Golbeck de lui dénicher un truc horrible, et débauche Browning pour le réaliser. Tod Browning était le réalisateur tout désigné pour ce projet. Il avait débuté sa carrière artistique dans un cirque, les foires, avait fait l’acrobate, avant de devenir comédien chez Griffith et passer à la réalisation, où il a développé un univers sombre, macabre, fantastique, nourri de personnages à la marge, des éclopés, des monstres, de rebus de la société. Charmant…
FREAKS sera un film de monstres, à ceci près que les freaks ne seront pas des acteurs maquillés, mais de réelles personnes handicapées, mutilées, difformes, comme Browning en avait côtoyées. Ce projet atypique et casse gueule (car parmi les comédiens, certains sont déficients mentaux) ne tient que par la pugnacité de son producteur, contre l’avis même du studio, horrifié par le projet.
D'ailleurs, à la MGM, les acteurs-monstres seront parqués, isolés, interdits de cantine, ne seront pas autorisés à circuler dans l'enceinte du studio, à l’exception du couple de nains Harry et Daisy Earles déjà célèbres à l’époque. Ils étaient frère et sœur dans la vie, et joueront plus tard dans LE MAGICIEN D’OZ. Harry Earles avait déjà tourné avec Browning dans LE CLUB DES TROIS (1930) et lui avait parlé de la nouvelle « Spurs » à l’origine du scénario de FREAKS.
[Phroso et les "pins de sucre"] Quand on parle de monstres, de quoi parle-t-on ? Des siamoises Daisy et Violet, de l’homme tronc, du cul de jatte, de l'hermaphrodite, de la femme à barbe, des acrocéphales (les cranes en « pin de sucre »), de malades de progéria, vieillissement précoce.
Ils sont les vedettes d’un cirque, avec d’autres artistes, dont la belle trapéziste Cleopatra, qui par jeu séduit Hans le nain. Quand elle apprend que Hans est riche, elle lui met définitivement le grappin dessus, et fomente avec son amant Hercule un plan pour s’emparer de sa fortune …
Le film commence par une scène dans une foire, où un bonimenteur harangue le public, désignant dans un enclos une créature touchée par la disgrâce. Hurlement du public, horrifié. La créature reste hors-champ à l’écran, on ne la verra qu’à la fin, après un long flash-back. Cette construction narrative est une idée du producteur Irvin Thalberg. Prétendre qu’il ait mutilé le film est donc une ineptie, puisque l’effet horrifique est décuplé.
On comprend bien l’enjeu du film. Montrer que les monstres ne sont pas ceux que l’on croit. Dans la première partie, on observe la vie du cirque, les coulisses, le quotidien des artistes, avec des scènes drôles ou touchantes qui s’opposent au cynisme et à la veulerie de Cleopatra et Hercule.
Parmi ces moments de grâce, la naissance du bébé de la femme à barbe et de l’homme squelette, avec tous les freaks en joie, et cette réflexion : « qu’elle est mignonne avec sa petite barbe ! ». Il y a aussi le flirt entre Vajda et la siamoise Daisy. Quand il embrasse sa promise, Violet (la deuxième sœur) ressent aussi l’émotion du baiser. Vajda ne supporte pas sa belle soeur, mais devra faire avec, jusqu’à ce qu’elle trouve un fiancé. Le ménage à trois devient ménage à quatre. Et puis cette scène magnifique où Mme Tetrallini protège ses enfants (comme elle les appelle) des foudres d’un garde-chasse.
Mais FREAKS n’est pas aussi simpliste. Il est même très ambigu. D’où le malaise. Car tout bienveillant que soit son regard sur les difformités de ses acteurs, Tod Browning les utilise aussi pour effrayer les spectateurs. La scène la plus mémorable est sans doute celle de l’homme tronc, emmailloté dans une toile de jute, qui gratte une allumette pour enflammer sa clope. Le spectateur est placé face à l’anormalité, donc en position du voyeur. Et si on est d’abord heurté puis ému par ces personnages, la fin du film les montrera sous un tout autre jour.
Avant cela il y a l’extraordinaire scène du dîner donnée en l’honneur de Hans et Cleopatra, inaugurée par un splendide travelling avant au-dessus des convives. C’est la bascule du film. On festoie, on trinque, on avale des sabres et on crache du feu. Cleopatra semble acceptée par la troupe, mais excitée par l’enjeu du mariage (et de l'héritage convoité) ou l’abus de boisson, le naturel revient au galop. Elle laisse éclater sa haine et son cynisme. Une scène d’une violence folle qui annonce (et justifie ?) l’épilogue tragique.
On ressent au plus profond de soi la tristesse de Freida la naine, qui avait compris avant les autres le coup fourré. Browning filme l’extraordinaire solidarité de ses freaks, qui forment un bloc protecteur autour de Hans. Le film culmine avec l’épisode nocturne, sous l’orage, effrayant, à la photographie ultra contrastée, et cette image de l’homme tronc poignard entre les lèvres.
Browning retrouve ici les marqueurs du film d’épouvante. Si les freaks effraient d'abord par leur malheureuse infirmité, au delà de la tendresse évidente que leur porte le réalisateur, ils effraient ensuite par la cruauté et le sadisme dont on ne les pensait pas capables.
L’intelligence de Browning et de son producteur Thalberg est de laisser le spectateur imaginer le sort de Cleopatra et Hercule. Comment ont-ils été punis ? Hasard d’un accident (l’arbre foudroyé) ou vindicte décuplée par la trahison ?
Le film pâtit tout de même par son interprétation, notamment celle d’Olga Baclanova en Cleopatra, toute en mimiques théâtralement surjouées venues du muet, à l’opposé de la naturelle (et sacrément gironde) Leila Hyams, en Vénus. Chez les mecs, on préférera le jeu de Wallace Ford (le clown Phroso) à celui limité et caricatural d’Henry Victor en Hercule. A croire que Tod Browning a choisi les plus mauvais pour jouer les méchants !
A sa sortie, FREAKS a fait un bide retentissant. Pire encore, il a été souvent interdit de projection, il ne sort qu’en 1963 en Angleterre. Browning qui bibinait déjà sec, plonge encore plus profond dans la bouteille. Il ne réalisera que quatre films ensuite. Son film monstre est une réalisation unique, inédite, dérangeante, une fable sublime et cruelle dont on ne se remet pas facilement.
Noir et blanc - 1h05 - Format 1:1.37
Une bande annonce restaurée, et celle d'origine (qui en montre un peu trop ?) :